Chapitre 43
Le lendemain matin, Denna ne le dressa pas, mais l’emmena en promenade. Maître Rahl voulait le voir après les deuxièmes dévotions. Quand l’heure fut venue, alors qu’ils se préparaient à partir, Constance les intercepta.
— Sœur Denna, tu as l’air étonnamment en forme, ce matin ! lança-t-elle.
Denna la regarda sans trahir l’ombre d’une émotion. Furieux que la Mord-Sith en cuir marron l’ait dénoncée, le jeune homme dut se concentrer intensément sur la natte de sa maîtresse.
— Eh bien, ajouta Constance en se tournant vers lui, il paraît que maître Rahl t’accorde une audience aujourd’hui. Si tu en sors vivant, nous nous verrons beaucoup plus souvent. Quand il en aura fini avec toi, je veux récupérer une partie de ton anatomie…
Richard répliqua sans réfléchir.
— Quand on vous a choisie, maîtresse Constance, ce devait être une très mauvaise année en matière de candidates. Sinon, quelqu’un d’aussi borné ne serait jamais devenu une Mord-Sith. Il faut être bien stupide pour accorder plus d’importance à ses ambitions qu’à une véritable amie. Surtout quand elle s’est sacrifiée comme l’a fait maîtresse Denna. Vous ne méritez pas d’embrasser son Agiel ! (Constance en resta bouche bée. Confiant et serein, Richard ajouta :) Priez les esprits que maître Rahl me tue ! S’il m’épargne, à notre prochaine rencontre, j’aurai votre peau pour ce que vous avez fait à maîtresse Denna.
Constance se ressaisit et leva son Agiel sur l’insolent. Denna dévia le coup, plaqua son propre Agiel sur la gorge de sa collègue et la força à reculer. Les yeux exorbités de surprise, Constance cracha un peu de sang, tomba à genoux et se prit la gorge à deux mains.
Denna la toisa un moment, sans un mot, puis se détourna. Richard la suivit, toujours lié à elle par la chaîne. Il accéléra le pas pour marcher près d’elle.
— Pour t’amuser, dit Denna sans tourner la tête, essaye de deviner combien d’heures te coûtera ton morceau de bravoure !
— Maîtresse Denna, si une Mord-Sith est capable de faire hurler un cadavre, je parierais que c’est vous !
— Et si maître Rahl ne te tue pas, combien d’heures ?
— Maîtresse Denna, il n’y a pas assez d’heures dans une vie pour me gâcher le plaisir d’avoir mouché cette garce !
Denna eut un demi-sourire mais ne se retourna pas.
— Je suis contente que le jeu, à tes yeux, en ait valu la chandelle… (Elle lui coula enfin un regard de biais.) Je ne te comprends toujours pas. Comme tu l’as dit, nous sommes ce que nous sommes. Je regrette de ne pas pouvoir être plus, et j’ai peur qu’il te soit impossible d’être moins. Si nous étions dans le même camp, dans cette guerre, je te garderais près de moi pour la vie, en m’assurant que tu meures de vieillesse.
— Si c’était le cas, maîtresse Denna, dit Richard, touché par ces propos, je m’efforcerais de vivre le plus longtemps possible.
Ils descendirent des couloirs, passèrent devant les cours de dévotions, longèrent les grandes statues et croisèrent une foule de gens. Denna le fit monter à l’étage puis traverser des salles somptueusement décorées. Elle s’arrêta devant une porte à double battant sculptée de paysages forestiers plaqués à l’or fin.
— Es-tu prêt à mourir aujourd’hui, mon amour ? demanda la Mord-Sith en se tournant vers Richard.
— La journée n’est pas encore finie, maîtresse Denna…
Elle lui passa un bras autour du cou et l’embrassa tendrement. Puis elle s’écarta un peu et lui caressa la nuque.
— Richard, je suis navrée de t’avoir infligé tout ça, mais j’ai été dressée pour agir ainsi, et je n’y peux rien. Si j’avais eu le choix, je ne t’aurais pas torturé. Hélas, une Mord-Sith reste une Mord-Sith. Si tu péris aujourd’hui, rends-moi fière de toi en mourant bravement.
Je suis le compagnon d’une folle, pensa tristement Richard. Et elle n’est pour rien dans sa démence…
Denna poussa la porte et entra dans un grand jardin intérieur. S’il n’avait pas eu l’esprit ailleurs, Richard aurait été impressionné. Ils longèrent un sentier qui cheminait entre les fleurs et les buissons, passèrent devant des murets couverts de lierre et des petits arbres, puis débouchèrent sur une étendue de pelouse. Le plafond en verre laissait entrer la lumière et permettait aux végétaux de s’épanouir.
Deux hommes parfaitement identiques les attendaient au bout du chemin. Des colosses ! Sur leurs bras nus, juste au-dessus du coude, Richard vit des cercles de métal hérissés de pointes. Des gardes, sans doute… Un troisième homme se tenait près d’eux : une poitrine d’athlète, des cheveux blonds coupés en brosse traversés par une unique bande noire…
Campé au centre de la pelouse, près d’un cercle de sable blanc, baigné par les rayons du soleil couchant, un autre homme leur tournait le dos. La lumière faisait briller sa robe et ses longs cheveux blonds, se reflétant sur sa ceinture en or et le manche du couteau incurvé qui y était accroché.
Denna s’agenouilla, le front pressé contre le sol. Selon les ordres qu’elle lui avait donnés, Richard l’imita, écartant son épée pour qu’elle ne le gêne pas.
— Maître Rahl nous guide ! déclamèrent-ils ensemble. Maître Rahl nous dispense son enseignement ! Maître Rahl nous protège ! À sa lumière, nous nous épanouissons. Dans sa bienveillance, nous nous réfugions. Devant sa sagesse, nous nous inclinons. Nous existons pour le servir et nos vies lui appartiennent.
Ensuite, ils attendirent, toujours prostrés.
Richard se souvint qu’il n’aurait jamais dû s’approcher de Rahl. C’était très important, même s’il ne se rappelait plus qui lui avait dit ça. Pour ne pas exploser de colère contre l’homme qui avait puni Denna, il se concentra très fort sur la natte.
— Relevez-vous, mes enfants…
Richard se redressa, épaule contre épaule avec Denna. Constater que le maître, dont les yeux bleus étaient rivés sur lui, avait des traits agréables qui respiraient la bonté et l’intelligence ne le rassura pas et ne fit pas taire la petite voix qui hurlait dans son subconscient.
— Tu as l’air étonnamment en forme, ce matin, ma petite chienne, dit Rahl en regardant enfin Denna.
— Maîtresse Denna sait aussi bien supporter la douleur que la dispenser, maître Rahl, osa dire Richard.
Les yeux bleus se posèrent de nouveau sur lui. La sérénité presque nonchalante de Rahl le fit frissonner.
— Ma petite chienne m’a dit que tu es une source incessante de problèmes. Je suis content de voir qu’elle ne m’a pas menti. Mais que tu sois ainsi m’agace beaucoup. (Il joignit les mains, l’air très détendu.) Qu’importe ! Heureux de te rencontrer enfin, Richard Cypher.
Denna plaqua l’Agiel dans le dos du jeune homme pour lui rappeler ce qu’il devait dire.
— Être ici est un honneur pour moi, maître Rahl. Je vis pour vous servir. En votre présence, je me sens si petit…
— Ça, fit Rahl avec un sourire, je n’en doute pas ! (Il dévisagea Richard un long moment.) J’ai des questions à te poser, et tu y répondras.
— Oui, maître Rahl, fit Richard, déjà tremblant.
— À genoux, souffla le maître.
Le contact de l’Agiel sur son épaule força le jeune homme à obéir. Denna se campa derrière lui, une botte contre chacune de ses jambes, lui enserra les épaules entre ses cuisses, lui saisit les cheveux et le força à relever la tête pour croiser le regard de Rahl.
— As-tu jamais vu le Grimoire des Ombres Recensées ? demanda le maître d’une voix égale.
Au fond de son esprit, une voix cria à Richard de ne pas répondre. Denna lui tira plus fort les cheveux et posa l’Agiel à la base de son crâne.
La tête du jeune homme parut exploser. Seule la main de la Mord-Sith l’empêcha de la baisser. On eût dit que sa maîtresse avait condensé en une seconde toute la douleur d’une séance de dressage. Incapable de bouger, de respirer ou de crier, Richard fut propulsé bien au-delà de la souffrance. La tempête qui le dévastait emporta tout ce qui était en lui, laissant derrière elle un vortex destructeur de glace et de feu.
Quand elle écarta l’Agiel, Richard n’aurait plus su dire qui il était, où il se trouvait, ai qui le tenait dans un étau. Tout ce qu’il savait encore, c’était qu’il n’avait jamais autant souffert, et qu’un homme en robe blanche se dressait devant lui.
— As-tu jamais vu le Grimoire des Ombres Recensées ? répéta le maître.
— Oui, s’entendit répondre Richard.
— Et où est-il ?
Le jeune homme hésita. Il ignorait que dire, doutant du sens de la question. De nouveau, la douleur explosa dans sa tête. Quand ce fut fini, il sentit des larmes couler le long de ses joues.
— Où est-il ?
— Par pitié, ne me faites plus mal ! gémit Richard. Je ne comprends pas ce que vous me demandez !
— En quoi est-ce compliqué ? Dis-moi simplement où est le grimoire.
— Le livre lui-même, ou les connaissances qu’il contient ?
— Le livre…
— Les flammes l’ont consumé il y a des années…
Richard crut que les yeux bleus de Rahl allaient le foudroyer sur place.
— Et où sont les connaissances ?
Le jeune homme hésita trop longtemps. Après un nouveau torrent de douleur, Denna lui tira plus fort la tête en arrière pour que le regard de Rahl plonge dans le sien.
— Où sont les connaissances ?
— Dans mon cerveau ! Avant de détruire le grimoire, je l’ai appris par cœur.
Rahl ne manifesta aucune surprise.
— Récite les premières lignes…
Richard comprit qu’il allait céder. Tout plutôt que de sentir encore l’Agiel à la base de son crâne !
— La véracité des phrases du Grimoire des Ombres Recensées, quand elles sont prononcées par une autre personne que le détenteur des boîtes d’Orden – et non lues par celui-ci – exige le recours à une Inquisitrice…
Inquisitrice !
Kahlan !
Ce nom explosa comme un roulement de tonnerre dans l’esprit de Richard. Le pouvoir se réveilla, balayant le brouillard qui voilait l’éclat de ses souvenirs. La porte de la pièce secrète, dans son cerveau, s’ouvrit à la volée. Tout lui revint, ramené à sa conscience par le pouvoir qui grandissait en lui. À l’idée que Rahl capture Kahlan et la torture, il ne fit plus qu’un avec cette force mystérieuse.
Darken Rahl se tourna vers ses trois compagnons. Le colosse à la mèche noire avança vers lui.
— Tu vois, mon ami ? Le destin est mon allié. Elle chemine déjà vers nous en compagnie du Vieux… Trouve-la et assure-toi qu’on me l’amène. Prends deux quatuors, mais pas de bêtises, parce que je la veux vivante ! Compris ? (Le géant acquiesça.) Tes hommes et toi serez protégés par un de mes sorts. Le Vieux est à ses côtés, mais il sera impuissant contre la magie du royaume des morts. S’il est toujours vivant à ce moment-là… (Rahl durcit le ton.) Demmin, je me fiche que tes hommes s’amusent avec elle, mais elle doit arriver ici vivante, et en état d’utiliser son pouvoir.
— Oui, maître Rahl, dit l’homme, soudain livide. Il en sera fait selon vos ordres.
Il s’inclina, jeta un horrible regard de connivence à Richard, et s’en fut.
— Continue… dit Rahl à son prisonnier.
Le moment de mourir était venu.
— Non ! Et vous ne réussirez pas à m’y forcer. J’accueille avec soulagement la douleur et la mort.
Avant que l’Agiel ne s’abatte sur la tête du prisonnier, les yeux de Rahl se rivèrent sur Denna, qui lâcha aussitôt les cheveux de Richard.
Un des gardes approcha, la saisit à la gorge et serra jusqu’à ce qu’elle puisse à peine respirer.
— Petite chienne, tu m’as dit qu’il était brisé…
— C’est la vérité, parvint à souffler la Mord-Sith. Je le jure !
— Tu me déçois beaucoup, Denna…
Quand l’homme la souleva de terre, Richard entendit sa maîtresse gémir de douleur. Le pouvoir redevint un torrent de lave qui coulait dans ses veines. Denna souffrait ! En un éclair, il se releva, ses forces décuplées par la magie.
Il passa un bras autour du cou de l’homme, prenant appui sur son épaule. Saisissant la tête de sa victime de sa main libre, il lui imprima une violente torsion. La nuque brisée, le soldat s’écroula sans un cri.
Richard se retourna. L’autre garde était déjà sur lui, un bras tendu pour le prendre à la gorge. Le jeune homme lui saisit le poignet au vol et se servit de son élan pour l’embrocher sur le couteau qu’il venait de dégainer. Remontant sa main, il déchira les chairs jusqu’à atteindre le cœur de son adversaire, qui s’effondra aussi, ses entrailles répandues sur le sol.
Le souffle coupé par le pouvoir, Richard constata que tout était blanc dans son champ de vision. La chaleur insoutenable de sa magie !
Denna avait porté les mains à sa gorge, comme si elle tentait d’en arracher la souffrance.
Impassible, le regard rivé sur Richard, Darken Rahl s’humecta le bout des doigts.
Denna activa la douleur magique, forçant Richard à tomber à genoux, les mains sur le ventre.
— Maître Rahl, croassa la Mord-Sith, confiez-le-moi pour la nuit. Au matin, je vous le jure, il fera tout ce que vous voudrez, s’il est encore vivant… Donnez- moi une chance de me racheter !
— Non, répondit Rahl, pensif, avec un geste nonchalant de la main. Toutes mes excuses, petite chienne. Tu n’es pas responsable. J’ignorais à quoi nous avions affaire. Libère-le de la douleur.
Richard se releva. Dans sa tête, le brouillard s’était dissipé, lui laissant le sentiment de s’éveiller d’un rêve pour tomber dans un cauchemar. Sa fierté et son respect étaient sortis de la pièce secrète, et il ne les y enfermerait plus. Il mourrait entier, avec sa dignité et toute sa conscience. Et même s’il contenait sa colère, des flammes dansaient dans ses yeux.
— C’est le Vieux qui t’a appris ça ?
— Appris quoi ?
— À compartimenter ton esprit. C’est comme ça que tu as réussi à ne pas être brisé.
— De quoi parlez-vous ?
— Tu as créé un compartiment, pour protéger le noyau de ton être et sacrifier le reste à Denna. Une Mord-Sith est désarmée face à un esprit compartimenté. Elle peut punir, mais pas briser ! (Rahl regarda Denna.) Encore une fois, excuse-moi, petite chienne. J’ai cru que tu m’avais trahi, mais je me trompais. Seule la meilleure Mord-Sith pouvait le pousser aussi loin. Tu as bien travaillé… Et ces nouveaux éléments changent tout…
Il sourit, s’humidifia les doigts et les passa sur ses sourcils.
— À présent, Richard et moi allons avoir une conversation privée. Tant qu’il sera ici en ma compagnie, fais en sorte que la magie ne le torture pas quand il parle librement. Cela pourrait interférer avec ce que je devrai peut-être faire. Dans ce jardin, qu’il échappe donc à ton contrôle ! Retourne dans tes quartiers. Quand j’en aurai fini, s’il respire encore, je te l’enverrai, comme promis.
— Je vis pour vous servir, maître Rahl, dit Denna en s’inclinant. (Elle se tourna vers Richard, empourprée, glissa un index sous son menton, le relevant un peu.) Ne me déçois pas, mon amour.
— Jamais, maîtresse Denna, répondit le Sourcier.
En la regardant s’éloigner, il libéra sa colère, juste pour le plaisir de la sentir. Il était furieux contre Denna et contre ce qu’on lui avait infligé.
Ne pense pas au problème, se dit-il, mais à la solution.
Richard fit face à Darken Rahl, toujours aussi impassible. Il décida de lui offrir un visage tout aussi indéchiffrable.
— Tu es conscient que je veux savoir tout ce que dit le grimoire.
— Tuez-moi !
— Un jeune homme pressé de mourir ?
— Oui. Abattez-moi. Comme vous avez massacré mon père.
Sans cesser de sourire, Rahl plissa le front.
— Ton père ? Richard, je n’ai pas tué ton père…
— George Cypher ! Vous l’avez éventre ! Inutile de nier ! Et vous vous êtes servi du couteau pendu à votre ceinture !
Rahl écarta les mains, moqueuse incarnation de l’innocence.
— Je ne nie pas avoir tué George Cypher. Mais pas ton père…
— De quoi parlez-vous ? s’exclama Richard, décontenancé.
Le maître tourna lentement autour de son prisonnier, amusé de le voir se tordre le cou pour le suivre du regard.
— Extraordinaire ! Et je n’exagère pas. La meilleure que j’ai jamais vue. L’œuvre du grand parmi les grands…
— Pardon ?
Darken Rahl se lécha les doigts et s’immobilisa face à Richard.
— Je parle de la Toile de Sorcier qui t’entoure. Un chef-d’œuvre. Elle t’enveloppe comme un cocon et elle est là depuis très longtemps. Tellement compliquée… Je doute de pouvoir la défaire.
— Si vous voulez me persuader que George Cypher n’était pas mon père, c’est raté ! En revanche, si vous désirez que je vous croie fou, inutile de vous fatiguer. C’est déjà fait !
— Mon pauvre garçon, ricana Rahl, je me fiche de savoir qui tu tiens pour ton père ! Quoi qu’il en soit, une Toile de Sorcier te dissimule la vérité.
— Vraiment ? Très bien, jouons le jeu. Si ce n’est pas George Cypher, qui m’a donné la vie ?
— Je n’en sais rien… La Toile m’empêche de le découvrir. Mais d’après ce que j’ai vu, j’ai des soupçons… À présent, que dit le Grimoire des Ombres Recensées ?
— C’est ça, votre question ? Quelle déception…
— Pourquoi ?
— Après ce qu’il a fait à votre ordure de père, je pensais que vous voudriez connaître le nom du grand sorcier.
Darken Rahl dévisagea Richard en s’humectant les doigts.
— Comment s’appelle le vieux sorcier ?
Richard sourit et, à son tour, écarta les mains.
— Ouvrez-moi le ventre, c’est écrit dans mes entrailles. Il faudra y chercher la réponse…
Se sachant sans défense, Richard provoquait Rahl dans l’espoir qu’il le tue. Lui mort, le grimoire disparaîtrait. Sans la troisième boîte et sans le livre, Rahl serait fichu. Alors, Kahlan ne risquerait plus rien. C’était tout ce qui comptait.
— Dans une semaine, au premier jour de l’hiver, je connaîtrai le nom du sorcier et j’aurai le pouvoir de m’emparer de lui, où qu’il soit, et de me faire livrer sa vieille carcasse.
— Dans une semaine, vous serez mort. Vous n’avez que deux boîtes.
Rahl s’humidifia de nouveau les doigts et les passa sur ses lèvres.
— Au moment où nous parlons, la troisième approche de mon palais.
Richard ne broncha pas, préférant ne pas y croire.
— Une fanfaronnade courageuse ! Mais un mensonge quand même. Dans une semaine, c’en sera fini de vous.
— Mon enfant, je ne t’ai pas menti. Tu as été trahi. Et celui qui t’a vendu à moi m’a également livré la boîte. Elle sera ici dans un jour ou deux.
— Je ne vous crois pas !
Darken Rahl recommença son manège avec le bout de ses doigts, puis fît lentement le tour du cercle de sable.
— Vraiment ? Alors, laisse-moi te montrer quelque chose…
Richard suivit le maître jusqu’à une zone de pierre blanche où une plaque de granit, supportée par deux colonnes cannelées, servait de présentoir à deux boîtes d’Orden. La première ressemblait à un coffret à bijoux, comme celle que connaissait Richard. La deuxième, telle la pierre de nuit, était noire, sa surface évoquant un abîme de vide sous la lumière du jardin. La vraie boîte, sans le camouflage qui la protégeait.
— Deux boîtes d’Orden, annonça Rahl en désignant les artefacts. Pourquoi voudrais-je le grimoire ? Sans la troisième, il ne me servirait à rien. C’est toi qui la détenais. Celui qui t’a trahi m’en a informé. Si elle ne devait pas m’être bientôt livrée, qu’aurais-je à faire du grimoire ? Ne serait-il pas plus intelligent de t’ouvrir le ventre pour savoir où est celle qui me manque ?
— Qui m’a trahi ? rugit Richard, fou de colère. Qui vous a procuré la boîte ? Je veux son nom !
— Que feras-tu si je ne réponds pas ? Tu m’éventreras pour le découvrir dans mes entrailles ? Je ne trahirai pas la personne qui m’a aidé. Que ça t’étonne ou pas, tu n’es pas le seul à avoir le sens de l’honneur.
Richard ne savait plus que croire. Mais Rahl ne mentait pas sur un point. Sans les trois boîtes, le grimoire ne servait à rien. Donc, Richard avait bien été trahi. Aussi impensable que ça paraisse, c’était vrai.
— Tuez-moi vite, fît-il d’une voix peu assurée. (Il tourna le dos à Rahl.) Je ne dirai rien. Autant m’ouvrir le ventre et en finir.
— D’abord, il faut me convaincre que tu ne mens pas. Qui me prouve que tu as appris tout le grimoire ? Tu pourrais avoir simplement lu la première page et brûlé le reste. À moins que tout ça soit un tissu de mensonges.
Richard croisa les bras et jeta un coup d’œil derrière son épaule.
— Pourquoi voudrais-je vous convaincre que je dis vrai ?
— Je pensais que tu te souciais de cette Inquisitrice. Kahlan… Que son sort t’intéressait, en somme… Si tu ne me persuades pas que tout ça est exact, c’est elle que je devrai éventrer, pour voir s’il y a quelque chose sur ce sujet dans ses entrailles…
— Ce serait une erreur grossière ! Pour confirmer la véracité du grimoire, vous aurez besoin d’elle. Elle morte, vous n’aurez plus une chance !
— C’est ton avis… Comment savoir si tu connais vraiment la totalité du grimoire ? En éventrant cette femme, elle me confirmera peut-être très indirectement, je te l’accorde – que c’est la vérité.
Richard ne répondit pas, des milliers d’idées tourbillonnant dans sa tête. Pense à la solution, se répéta-t-il, pas au problème.
— Sans le grimoire, comment avez-vous retiré la protection d’une des boîtes ? demanda-t-il.
— Le grimoire n’est pas la seule source d’informations sur ta magie d’Orden. En d’autres lieux, j’ai trouvé de l’aide. (Il baissa les yeux sur la boîte noire.) Pour la libérer de sa gangue, il a fallu un jour entier, et tout mon talent. Le camouflage est fixé par magie, vois-tu… Mais j’ai réussi, et il en ira de même avec les autres boîtes.
Richard fut accablé que Rahl soit parvenu à dégager une boîte de son camouflage. Pour ouvrir ces artefacts, c’était obligatoire. Sans le grimoire, Rahl aurait dû être coincé par cet obstacle. Mais il n’en était rien. Un espoir de plus envolé en fumée.
Richard riva les yeux sur la boîte « déguisée » en coffret.
— Page douze du Grimoire des Ombres Recensées. Sous le titre Retirer l’Enveloppe Magique. Voilà ce que ça dit : « La protection des boîtes peut être enlevée par quiconque est en possession du savoir, pas seulement par celui qui les a mises dans le jeu. » (Richard saisit la boîte encore camouflée.) Page dix-sept, troisième paragraphe en partant du bas : « Si c’est impossible pendant les heures où règne l’obscurité, la protection magique de la deuxième boîte, quand brille l’astre du jour, peut être enlevée en procédant comme suis. Face au nord, il faut tenir l’artefact de façon à ce que les rayons du soleil s’y reflètent. Si le ciel est nuageux, placer la boîte à l’endroit où le soleil la toucherait, mais en se tenant face à l’ouest. (Richard orienta la boîte de la manière indiquée.) Tournez la boîte jusqu’à ce que le petit côté portant une pierre bleue soit face au soleil, la pierre jaune restant sur le dessus. (Il exécuta ces instructions.) L’annulaire de la main droite posé sur la pierre jaune, placer le pouce de cette même main sur la pierre claire du socle, dans le coin gauche. (Il suivit encore ces consignes.) Ensuite, mettre l’index gauche sur la pierre bleue de la face orientée vers le soleil et le pouce sur le rubis de la petite face la plus proche. (Encore une fois, Richard se plia à cette gymnastique.) Enfin, vider son esprit et se concentrer sur l’image d’un fond blanc avec un carré noir au centre. En écartant les mains, le camouflage viendra avec. »
Sous le regard fasciné de Rahl, Richard ne pensa plus à rien, imagina une étendue blanche et son carré noir et tira doucement. Le camouflage émit un cliquetis et se détacha. Le jeune homme tint la boîte au-dessus de la plaque de granit et retira le leurre à la manière dont on casse un œuf pour le jeter dans une poêle. Deux boîtes noires identiques reposaient à présent sur le présentoir.
— Remarquable, souffla Rahl. Et tu connais aussi bien tous les passages du grimoire ?
— Mot pour mot ! Mais ce que je vous ai révélé ne servira à rien pour la troisième boîte. Chacune doit être traitée différemment.
— C’est sans importance, fit Rahl, avec un geste insouciant de la main, je trouverai tout seul ! (Il se prit le menton, pensif.) Bien, tu es libre de t’en aller.
— Comment ça, libre de m’en aller ? Vous n’allez pas essayer de m’arracher mon secret ? Ou au moins, m’exécuter ?
— Ta mort ne m’apporterait rien. Et si je te faisais parler, la méthode employée endommagerait ton cerveau et les informations seraient trop fragmentaires. Avec un autre ouvrage, je pourrais reconstituer le puzzle. Mais pas avec ce grimoire, car le texte est trop précis. Des données altérées ne me seraient d’aucune utilité. Comme tu ne me sers pas non plus, pour le moment, tu peux partir…
Inquiet, Richard flaira un piège.
— Comme ça ? Sans condition ? Vous savez bien que je continuerai à lutter contre vous…
Rahl s’humidifia de nouveau les doigts.
— Je me fiche de ce que tu fais ou ne fais pas. Mais il faudra être de retour dans une semaine, si tu te soucies de ce qui risque d’arriver au monde.
— Que voulez-vous dire ?
— Dans une semaine, le premier jour de l’hiver, j’ouvrirai une des boîtes. Par une autre source que le grimoire, celle qui m’a permis de retirer le premier camouflage, je sais laquelle des trois me tuerait. À part ça, je devrai deviner… Si je choisis la bonne, je régnerai sans partage. Si je me trompe, le monde sera détruit.
— Et vous prendriez ce risque ?
Rahl plissa le front et se pencha vers Richard.
— Mon monde, ou plus de monde du tout. C’est ainsi qu’il doit en être…
— Je ne vous crois pas. Vous ignorez quel artefact vous tuerait.
— Même si je mentais, j’aurais toujours deux chances sur trois que cela se passe comme je l’entends. Toi, tu n’en aurais qu’une. Pas très bon, ça… Mais je ne mens pas. Le monde sera détruit ou m’appartiendra. À toi de décider ce que tu préfères. Si tu ne m’aides pas, et que je me trompe, je disparaîtrai avec tout le reste, y compris les gens que tu aimes. Mais si je réussis sans ton concours, je confierai Kahlan à Constance pour un dressage long et complet dont tu seras le témoin, avant que je t’exécute. Ensuite, ton Inquisitrice me donnera un fils. Et il aura son pouvoir !
Richard frissonna au souvenir de ce que lui avait fait endurer Denna.
— Essayez-vous de me proposer un marché ?
— Tu as tout compris ! Si tu reviens m’aider, je te laisserai vivre.
— Et Kahlan ?
— Elle habitera ici et sera traitée comme une reine. Tout le confort que peut vouloir une femme. Oui, le genre de vie dont les Inquisitrices ont l’habitude. Ce que tu ne pourras jamais lui offrir ! Une existence paisible, sûre, et la joie de me donner le fils qu’elle me fera dans tous les cas. Ça, c’est mon choix ! Le tien est simple : veux-tu que Kahlan soit la petite chienne de Constance, ou une souveraine heureuse ? Vois-tu, je parie que tu reviendras ! Et si je me trompe… (Il haussa les épaules.) Mon monde, ou pas de monde…
— Je suis certain que vous ignorez quelle boîte vous tuera !
— Tu es libre de penser ce que tu veux, je me moque de te convaincre. (Il se rembrunit.) Réfléchis bien, mon jeune ami. Tu détestes sans doute l’avenir que je te propose. Pourtant, si tu ne m’aides pas, ce sera bien pire. Dans la vie, les choix ne sont pas toujours ceux qu’on voudrait, mais là, tu dois faire avec, car il n’y a pas d’échappatoire. Parfois on doit penser à ceux qu’on aime plutôt qu’à soi.
— Vous ne savez pas quelle boîte vous tuera… murmura Richard.
— Crois ce que tu veux. Mais parieras-tu l’avenir de Kahlan sur une supposition ? Et même si tu as raison, souviens-toi que ça te laisse une chance sur trois pas plus.
— Puis-je partir ? demanda Richard, accablé.
— Eh bien, je crains que nous n’ayons pas tout à fait fini…
Richard fut soudain paralysé de la tête aux pieds, comme si des mains invisibles le maintenaient. Darken Rahl s’approcha, glissa une main dans la poche du jeune homme et en sortit la bourse de cuir de la pierre de nuit. Richard voulut se libérer, mais il ne parvint pas à bouger. Rahl fit tomber la pierre dans sa paume et la regarda en souriant.
Des ombres se matérialisèrent autour de Rahl. Toujours pétrifié, Richard ne put pas reculer.
— Il est temps de rentrer chez vous, mes amies, dit le maître.
Les ombres tournèrent autour de Rahl, de plus en plus vite, jusqu’à devenir une informe masse grise. Un hurlement retentit quand elles furent aspirées par la pierre de nuit dans un tourbillon de fumée sombre.
Le silence revint. Dans la paume de Rahl, la pierre n’était plus qu’un petit tas de cendres. Il souffla dessus, le dispersant dans les airs.
— Le Vieux sait qu’il peut te trouver en utilisant la pierre. La prochaine fois qu’il essayera, une sacrée surprise l’attendra. Un petit voyage dans le royaume des morts, si tu veux tout savoir.
Richard bouillait de colère. Ce que Rahl voulait faire à Zedd l’enrageait, et ne pas pouvoir bouger n’arrangeait rien. Impuissant, il devait se contenter d’assister à tout ça…
Soudain, il se contraignit au calme, cessa d’essayer de se libérer, et chercha à atteindre une parfaite sérénité. Son esprit se vida et son corps se relaxa. La force invisible s’évanouit presque aussitôt.
Il fit un pas en avant.
— Bravo, mon garçon ! s’exclama Darken Rahl. Tu sais briser une Toile de Sorcier. Une petite, en tout cas… Ça reste quand même un exploit ! Le Vieux choisit bien ses Sourciers. (Il hocha la tête, pensif.) Mais tu es beaucoup plus qu’un Sourcier, car tu as le don. J’attends avec impatience le jour où nous serons dans le même camp. T’avoir à mes côtés, quel plaisir ! Les gens qui m’entourent sont si… limités. Quand le monde sera unifié, je t’apprendrai d’autres choses, si tu veux.
— Nous ne serons jamais dans le même camp !
— C’est ton choix, Richard. Je n’ai aucune mauvaise intention à ton égard, et j’espère que nous deviendrons amis. Ah, encore une chose ! Tu peux rester au Palais du Peuple ou t’en aller. Mes gardes te faciliteront les choses dans les deux cas. Mais sache qu’une Toile de Sorcier t’enveloppera. Au contraire de celle qui te paralysait, elle n’aura pas d’effet sur toi, mais sur ceux qui te verront. En conséquence, tu ne pourras pas la briser. On l’appelle une Toile d’Ennemi. À cause d’elle, tous tes alliés te verront comme un adversaire. Ça ne changera rien pour mes fidèles, qui te considèrent déjà ainsi, puisque tu t’opposes à moi, au moins pour le moment. Mais tes amis, mon garçon, croiront être face à la personne qu’ils redoutent le plus. Je veux que tu saches comment les gens me regardent. Vois le monde avec mes yeux et mesure à quel point on me juge injustement !
Richard n’eut pas besoin de lutter pour maîtriser sa colère, car une étrange sorte de paix l’avait envahi.
— Puis-je partir, à présent ?
— Bien entendu, mon garçon.
— Et maîtresse Denna ?
— Dès que tu sortiras d’ici, tu seras de nouveau à sa merci. Elle contrôle toujours la magie de l’épée. Quand une Mord-Sith a volé le pouvoir de quelqu’un, elle le garde. Il m’est impossible de le lui reprendre. Tu devras te débrouiller seul.
— Alors, comment être vraiment libre de partir ?
— N’est-ce pas évident ? Pour ça, tu dois la tuer…
— La tuer ? Si j’en étais capable, vous croyez que j’aurais attendu si longtemps ? Avec tout ce qu’elle m’a fait subir ?
— Tu aurais toujours pu la tuer, Richard…
— Comment ?
— Rien de ce qui existe n’a qu’une seule face. Même la plus fine feuille de papier en possède deux. La magie aussi n’a pas qu’une dimension. Comme beaucoup de gens, tu n’as regardé qu’une face. Intéresse-toi à l’autre. Regarde le tout ! (Il désigna les cadavres des gardes.) Denna commande ta magie, pourtant tu as abattu ces hommes.
— Contre elle, ça ne marcherait pas.
— Si. Mais il faudra maîtriser absolument le pouvoir. Les demi-mesures sont dangereuses. Denna te contrôle grâce à la dimension de ta magie que tu lui as livrée. Utilise l’autre face. Tous les Sourciers en sont capables, mais aucun n’a jamais réussi. Peut-être seras-tu le premier.
— Et si j’échoue ?
Au goût de Richard, Rahl tenait des raisonnements trop semblables à ceux de Zedd. Son vieil ami avait toujours procédé ainsi : le pousser à réfléchir et à trouver seul la solution.
— Dans ce cas, mon garçon, tu resteras ici, et la semaine à venir ne sera pas agréable. Denna était furieuse contre toi. Dans sept jours, elle te conduira devant moi, et tu me communiqueras ta décision. M’aider ou laisser tous tes amis souffrir et mourir…
— Dites-moi comment utiliser la magie de l’épée. Comment la maîtriser…
— Ben voyons ! Ensuite, tu me réciteras le Grimoire des Ombres Recensées ! (Rahl sourit.) Voilà qui m’étonnerait… Bonne nuit, Richard. Et n’oublie pas : une semaine !
Le soleil se couchait quand Richard sortit du jardin. Tout ce qu’il avait appris lui faisait tourner la tête. Que Darken Rahl sache quelle boîte le tuerait était inquiétant. Mais au fond, il avait pu faire usage sur lui de la Première Leçon du Sorcier. L’affaire du traître était pire. Effroyable, même. D’autant qu’il savait qui soupçonner. Shota l’avait prévenu que Zedd et Kahlan retourneraient leurs pouvoirs contre lui. Donc, c’était un des deux. Il n’arrivait pas à rendre ça cohérent, de quelque façon qu’il s’y prenne. Aucun n’avait pu le trahir, pourtant, il n’y avait pas d’autre solution. Il les aimait plus que sa propre vie. Mais Zedd lui avait dit de ne pas hésiter à les abattre s’ils menaçaient leur succès. Ou simplement s’il les en suspectait. Il chassa cette idée atroce de son esprit…
D’abord, il devait trouver un moyen d’échapper à Denna. Sinon, tout le reste n’aurait aucune importance. Sans avoir résolu celui-là, penser à ses autres problèmes ne le conduirait à rien. Il fallait faire vite, car Denna le punirait dès son retour chez elle, et il ne serait plus en état de réfléchir. Le dressage lui faisait tout oublier et lui brouillait l’esprit. Il avait peu de temps devant lui…
L’Epée de Vérité… Denna commandait la magie de l’arme. Mais il n’avait pas besoin de cette lame. S’il s’en débarrassait, serait-il libéré du pouvoir que la Mord-Sith s’était approprié ? Il porta la main à la garde de l’épée. La magie l’empêcha de l’atteindre !
Il se mit en chemin vers les quartiers de sa maîtresse, qui étaient encore loin. Et s’il suffisait de prendre une autre direction et de sortir du palais ? Rahl lui avait assuré que ses gardes ne s’y opposeraient pas. Arrivant à une intersection, il tenta de s’engager dans le mauvais couloir. La souffrance le fît tomber à genoux. Non sans peine, il recula et prit le corridor qu’il était censé emprunter. Le souffle court, il dut marquer une pause.
Devant lui, dans la direction qu’il suivait, la cloche annonça les dévotions du soir. Il décida d’y aller, histoire de gagner un peu de temps…
Quand il s’agenouilla, il soupira de soulagement, car la magie ne s’y opposa pas. Il était dans une des cours dotées d’un bassin. Ses préférées, car il y régnait une grande paix. Très près du bord de l’eau, des fidèles autour de lui, il posa le front contre les carreaux et commença à prier pour se vider l’esprit. L’incantation lui servit à dissoudre ses inquiétudes, ses angoisses et ses soucis. Oubliant ses problèmes, il chercha la paix et laissa son esprit vagabonder. Quand la cloche sonna deux fois, il lui sembla que les dévotions venaient juste de commencer. Il se leva, revigoré, le cerveau comme neuf, et reprit son chemin vers les quartiers de Denna.
Les couloirs, les pièces, les escaliers… Tout était magnifique, et il s’en émerveilla autant qu’à l’accoutumée. Pourquoi un être aussi vil que Darken Rahl avait-il pris la peine de s’entourer de telles splendeurs ? Parce que rien n’était unidimensionnel !
Les deux faces de la magie…
Richard réfléchit aux occasions où l’étrange pouvoir s’était éveillé en lui. D’abord, quand il avait eu du chagrin pour Violette. Puis quand le garde de Milena avait voulu frapper Denna. Et lorsqu’il avait souffert à l’idée du calvaire de la Mord-Sith. Enfin, quand il avait imaginé Rahl en train de torturer Kahlan, puis quand les gardes du maître avaient maltraité Denna. À chaque fois, sa vision était devenue en partie blanche.
La magie de l’épée. C’était elle, dans tous les cas. Avant, la magie de l’arme était déclenchée par la colère. Oui, mais cette rage-là était différente ! Il pensa à ce qu’il ressentait quand il dégainait sa lame sous l’effet de la colère. La fureur, la folie, la soif de tuer…
La haine !
Richard s’immobilisa au milieu d’un couloir désert. Un frisson glacé courut dans tout son corps.
Deux faces ! Il avait compris !
Les esprits soient loués, il venait de trouver la solution.
Il invoqua le pouvoir et tout s’auréola d’une lumière blanche…
Enveloppé par le halo blanc de la magie, presque en transe, Richard referma derrière lui la porte de la chambre de Denna. Commandant sereinement le pouvoir, maître absolu de son aveuglante blancheur, il acceptait la joie et la tristesse mêlées à la magie. Au cœur de la pièce silencieuse, seule brûlait la lampe de chevet, lumière vacillante dans une atmosphère aux senteurs délicates.
Denna était assise au milieu de son lit. Fragile dans sa nudité, elle avait croisé les jambes, sa natte défaite libérant sa longue chevelure auburn. La chaîne passée autour de son cou, l’Agiel reposait entre ses seins. Les mains nichées dans son giron, elle riva sur lui de grands yeux mélancoliques.
— Mon amour, tu es venu me tuer ? souffla-t-elle.
— Oui, maîtresse, dit-il en soutenant son regard.
— Richard, c’est la première fois que tu m’appelles simplement « maîtresse », pas « maîtresse Denna ». Cela signifie quelque chose ?
— Oui. Cela a un sens très profond, ma compagne. Ça veut dire que je te pardonne tout.
— Je me suis préparée, tu vois…
— Pourquoi es-tu nue ?
— Parce que je n’ai que des tenues de Mord-Sith, répondit Denna, la lumière de la lampe se reflétant dans ses yeux embués de larmes. Je ne possède rien d’autre. Et je ne voulais pas mourir dans ces vêtements. Je désire partir telle que je suis née. Denna. Rien de plus.
— Je comprends… Comment savais-tu que je viendrais te tuer ?
— Quand maître Rahl m’a choisie pour te capturer, puis te dresser, il ne m’a rien ordonné, mais simplement demandé si j’étais volontaire. Il m’a révélé que les prophéties parlent d’un Sourcier qui sera le premier à maîtriser la magie de l’épée : la magie blanche ! Avec lui, la lame deviendra de cette couleur. Si tu étais ce Sourcier, a-t-il ajouté, je devrais mourir de ta main, au cas où tu en déciderais ainsi. J’ai demandé à être ta Mord-Sith ! Je n’ai jamais fait à personne ce que je t’ai infligé, parce que j’espérais que tu serais ce Sourcier, et que tu me tuerais pour te venger. Quand tu as frappé la princesse, je me suis doutée que tu étais l’homme des prophéties. Aujourd’hui, lorsque tu as abattu les gardes, j’en ai eu la certitude. Tu n’aurais pas dû réussir, Richard, car je te tenais sous l’influence de la magie…
Autour de la beauté enfantine du visage de Denna, tout était blanc aux yeux de Richard.
— Je regrette tellement, Denna… murmura-t-il.
— Tu te souviendras de moi ?
— J’aurai des cauchemars jusqu’à la fin de mes jours.
— Je suis contente… (Elle sourit, sincèrement fière.) Tu aimes la femme appelée Kahlan ?
— Comment sais-tu ça ?
— Parfois, quand les hommes souffrent trop, ils ne savent plus ce qu’ils disent et crient le nom de leur mère ou de leur épouse. Toi, tu appelais Kahlan. Vas-tu la prendre pour compagne ?
— Non… croassa Richard. C’est une Inquisitrice. Son pouvoir me détruirait.
— J’ai de la peine pour toi… Ça te fait souffrir ?
— Plus que tout ce que tu m’as infligé…
— C’est parfait… Je suis contente que ta bien-aimée puisse te faire plus mal que moi…
À sa manière, aussi distordue fût-elle, Richard comprit qu’elle voulait le réconforter. Pour elle, se réjouir qu’une autre le torture davantage était une ultime preuve d’amour. Parfois, elle l’avait tourmenté pour lui démontrer son affection. À ses yeux, si sa rivale le faisait souffrir, ça impliquait qu’elle l’aimait…
Une larme coula sur la joue de Richard. Qu’avait-on fait à cette pauvre enfant pour qu’elle en arrive là ?
— C’est une souffrance différente, précisa-t-il. Dans ton art, maîtresse, nul ne peut prétendre t’égaler.
— Merci, mon amour, souffla Denna, vibrante de fierté. (Elle retira l’Agiel de son cou et le lui tendit) Le porteras-tu en souvenir de moi ? Si tu le mets à ton cou, comme ça, il ne te fera pas souffrir. Idem si tu le tiens par la chaîne. On a mal quand on le prend dans sa main…
— Ce sera un honneur, ma compagne, dit Richard.
Il se pencha pour qu’elle lui passe la chaîne autour de la tête et ne recula pas quand elle lui posa un baiser sur la joue.
— Comment vas-tu faire ? demanda-t-elle.
Comprenant de quoi elle parlait, Richard ravala la boule qui lui nouait la gorge. Puis sa main glissa lentement vers la garde de l’épée.
Quand il la dégaina, il n’y eut pas de note métallique, comme avant.
Mais un sifflement Chaud et blanc…
Sans regarder, le Sourcier sut que la lame avait changé de couleur. Les yeux dans ceux de Denna, il sentit le pouvoir couler en lui. Mais il était en paix, la colère, la haine et la méchanceté disparues. Alors que l’épée, jadis, lui imposait ses sentiments, il n’éprouvait plus que de l’amour pour cette enfant qu’on avait emplie de douleur comme un simple récipient. Ce réceptacle innocent de la cruauté des autres, pauvre âme torturée et dressée pour faire ce qu’elle détestait le plus au monde : tourmenter des innocents. Sa compassion pour elle, source d’une tristesse déchirante, lui fit éprouver pour la Mord-Sith un amour sans limite.
— Denna, souffla-t-il, tu pourrais simplement me laisser partir. Il n’est pas indispensable de faire ça. Je t’en prie, libère-moi ! Ne me force pas à te…
— Si tu essayes de t’en aller, dit Denna en relevant le menton, je t’en empêcherai avec la magie, et tu regretteras de m’avoir attiré tant d’ennuis. Je suis une Mord-Sith. Et ta maîtresse ! Je ne puis être plus que ce que je suis. Et toi, tu ne peux pas être moins, mon compagnon…
Tenant l’épée contre elle, il se pencha et lui passa un bras autour des épaules. Quand elle lui embrassa la joue, il contint le pouvoir de toutes ses forces.
— Richard, je n’avais jamais eu un compagnon comme toi, et je suis contente de ne jamais en avoir d’autre. Tu es un être comme on en rencontre rarement. Le premier, depuis qu’on m’a choisie, qui se soit soucié de ma douleur et qui ait tenté de m’en libérer. Merci pour la nuit dernière… Merci de m’avoir montré comment ça aurait pu être…
En larmes, Richard la serra contre lui.
— Pardonne-moi, mon amour…
— Tout ce que tu veux ! Et merci de m’avoir appelée « mon amour ». J’aime l’entendre dire sincèrement, pour une fois, juste avant de mourir. Tourne la lame dans la plaie, pour être sûr que ce soit bien fini… Richard, s’il te plaît, veux-tu recueillir mon dernier soupir ? Comme je te l’ai montré ? Je désire tant qu’il te revienne…
Hébété de chagrin, Richard posa ses lèvres sur celles de Denna, l’embrassa, et ne sentit même pas sa propre main droite bouger.
Il n’y eut aucune résistance. La lame traversa le corps de la jeune femme comme s’il eu été en gaze. Richard sentit sa main faire tourne l’épée. Alors il recueillit le dernier soupir de la moribonde.
Il la rallongea dans le lit, se coucha près d’elle et pleura longtemps en caressant son visage couleur de cire.
Désespéré d’avoir dû détruire ce qu’il avait construit…